CHAPITRE 15
Quand Spence rejoignit le labo, il était de méchante humeur. Ari l’avait trahi. Il lui avait fait confiance, il lui avait parlé ouvertement, tout cela pour découvrir qu’elle travaillait en fait pour le Dr Williams. Ces deux-là alliés contre lui, c’était quelque chose dont il n’avait vraiment pas besoin. D’ailleurs, il n’avait besoin de personne.
Dans l’état où il se trouvait il aurait pu arracher des clous avec les dents. Le malheureux Tickler se rendit compte de la situation en accueillant Spence à l’entrée alors que le panneau s’ouvrait. « Où étiez-vous, Dr Reston ? Nous étions inquiets à votre sujet.
— Ah vraiment ! » Spence lui lança un regard mauvais. « Pas assez inquiets pourtant pour aller voir à l’infirmerie.
— Justement, j’y allais », dit Tickler en se tordant les mains comme s’il voulait en essuyer quelque chose de désagréable. « Quand vous n’êtes pas venu pour la séance, je… je ne savais pas quoi faire.
— Bon. Eh bien, vous n’avez plus à vous en faire. Je vais très bien. J’ai eu un petit accident, c’est tout.
— Votre voix… votre figure. Que s’est-il passé ?
— Peut-être que je vous raconterai cela un jour. Pour le moment je veux voir ces moyennes des résultats que je vous ai demandé de me trouver. »
Tickler fit un tour complet sur lui-même avant de se diriger vers la section des fichiers de données à l’autre extrémité du labo. Spence eut un sourire machiavélique : cette fois, il était enfin parvenu à déstabiliser le méticuleux Tickler.
Il traversa le labo et prit sa place dans la cabine. Il se laissa tomber sur son siège et prit le journal de bord, bien décidé à évacuer son animosité par quelques heures de travail acharné. Mais dès qu’il fut installé, l’écran du ComCen[3] sur le mur contigu se mit à clignoter et le beeper à émettre son signal codé.
Le signal s’arrêta après une émission et le clignotement disparut, laissant sur l’écran une barre rouge. De toute évidence, le message n’était pas vraiment urgent. Il eut d’abord envie de ne pas en tenir compte, mais au lieu de cela il pressa la touche d’affichage sur la console située au-dessous de l’écran.
Il vit s’inscrire son nom, son numéro d’identification et les caractères INOF-CLS-RDYRD. En langage machine, cela signifiait que le message provenait du réseau interne des bureaux du niveau le plus bas, et pouvait être lu tout simplement en pressant de nouveau la touche d’affichage. À des niveaux plus élevés, il fallait entrer un code personnel d’accès pour pouvoir lire le message, et pour certains, celui-ci ne s’affichait même pas mais il était transmis sur papier par l’imprimante du ComCen, de peur qu’une personne non autorisée ne se trouve accidentellement devant l’écran lors de la transmission d’un message important.
Spence pressa la touche d’affichage et lut le message suivant :
« Spence, venez me voir quand vous aurez le temps. J’aimerais vous parler, Adjani. »
C’était une chose tout à fait inattendue : il était invité à passer voir un être exceptionnel comme s’ils étaient de vieux amis. Malgré lui, il se sentait flatté et se demandait de quoi Adjani pouvait bien vouloir lui parler. Il n’y a qu’une façon de savoir. Il faut y aller.
Tandis qu’il se levait, Tickler pénétra dans la cabine de contrôle. « Voici les moyennes, Dr Reston », dit l’assistant en brandissant devant lui une liasse de sorties de l’imprimante.
« Merci, Tickler. Je passerai les voir plus tard. J’ai quelque chose à faire. Je serai de retour bientôt. Préparez les réglages pour la prochaine série d’expérimentations. Nous allons commencer ce soir. Et je vous en prie, Tickler, allez-y doucement avec l’encéphamine. Une fuite comme celle de la dernière fois et vous pourriez endormir la station tout entière. Et puis, la substance coûte cher ! »
Spence s’esquiva, laissant le pauvre Tickler maugréer. Il quitta le labo se sentant beaucoup mieux que lorsqu’il y était entré et prit le chemin qui menait à la voie axiale. D’une certaine façon, il éprouvait un malin plaisir à troubler l’univers bien ordonné de Tickler. En en prenant conscience, il eut un instant de remords, sentiment qu’il rejeta bien vite et définitivement.
Il s’arrêta en chemin pour consulter un plan. Il n’était jamais allé au département de HiEn auparavant et n’avait qu’une vague idée sur la façon de s’y rendre. Il pressa HiEn sur un écran du ComCen placé sous le plan et reçut aussitôt une proposition d’itinéraire qu’il s’empressa de suivre. À son intersection avec l’axe central, il prit la Cinquième Avenue et se dirigea vers la ligne circulaire du tram. Cela lui épargnait la traversée compliquée du centre même de Gotham. Il sortit du tram dans la zone bleue et prit l’ascenseur le plus proche jusqu’au quatrième niveau pour atteindre sa destination.
Les bureaux d’Adjani se composaient de deux cabines étroites bourrées de matériel électronique, cartouches magnétiques et plaques à coupelles. Elles étaient à peine plus larges que les sanicubes et Spence pouvait voir qu’elles avaient été sommairement aménagées dans une partie d’un des plus vastes laboratoires. Dans l’une d’elles se trouvaient un lit et un siège, sur lequel reposait une pile multicolore de magcarts ; dans l’autre un bureau avec un ordinateur doté de trois écrans plats et de claviers.
« Désolé, mais l’un de nous va devoir s’asseoir sur le lit », s’excusa Adjani en faisant entrer Spence. « J’ai l’impression que mon arrivée a posé quelques problèmes à l’intendance. Olmstead a eu la gentillesse de partager ses locaux avec moi jusqu’à ce qu’on trouve une solution plus satisfaisante. Entrez, entrez, je vous en prie.
— Merci. » Spence inspecta la pièce encombrée. En dehors d’un hypothétique passage réservé entre les deux pièces, chaque centimètre carré était couvert de données sur toutes formes de supports : papiers, disques, bandes et cartouches scellées. Cela rappelait à Spence sa petite chambre d’étudiant à l’université, des années auparavant. « Je ne me plaindrai jamais plus de l’exiguïté de mes locaux : comparés à ceux-ci, ils sont presque spacieux.
— Honnêtement, cela m’est égal. Je ne suis pas là très souvent. La plupart du temps je suis dans les laboratoires ou dans les étuves. Vous savez, ils me donnent beaucoup de travail. Je crois personnellement que la seule raison pour laquelle Packer m’a fait venir ici était qu’il ne voulait plus avoir à penser. » L’homme mince au teint basané s’interrompit, puis ajouta avec malice : « Mais je le tiens. Je l’oblige, lui et ses minables de la navette, à cogiter deux fois plus. » Il se tourna et se fraya un chemin vers l’autre cabine. Spence le suivit avec précaution, essayant de ne pas déclencher d’avalanche. Adjani déposa les cartouches multicolores sur un tas de cartons de disques qui lui arrivait au genou et lui désigna le siège. Lui-même s’assit sur le lit dans la position du lotus. Son hôte serait-il indien, se demanda Spence ?
« D’où êtes-vous, Adjani ?
— San Francisco. » L’expression de Spence le fit rire et il se mit à se balancer d’avant en arrière sur le lit. « Je sais, tout le monde fait la même erreur. Ma famille vient du Nagaland. Mon père était d’Imphal, ma mère de Manipur. Ils se sont rencontrés à Londres à l’époque où mon père était professeur à la Royal Academy. Maintenant, il est à Oxford. »
Adjani parlait avec fierté de son père et sa mère ; Spence sentit qu’ils étaient proches. Non sans quelque tristesse, il se prit à envier les relations d’Adjani avec ses parents – tout en ne sachant rien sur eux – et à avoir des remords sur les siennes.
Adjani poursuivit : « Ils ont attendu huit ans avant de m’amener aux États-Unis. Nous sommes arrivés juste après la guerre au titre du programme de recrutement de compétences spécialisées, et mon père a dû payer douze mille dollars pour nos visas d’entrée. J’avais alors huit ans ; je m’en souviens parce que j’étais alors en classe de septième et tout le monde se moquait de moi à cause de ma petite taille.
— Vous étiez en septième à huit ans ? » L’étonnement se lisait dans le regard de Spence.
« C’est tout ce qu’ils pouvaient faire pour me fournir assez de papier pour imprimante.
— Alors vous étiez en Californie ?
— Oui, la plupart du temps. Quand j’ai quitté l’école, nous sommes retournés en Inde et j’ai passé un moment dans le pays de mon père : une expérience très enrichissante. Tous les fils devraient avoir une chance de voir ce que fut leur père dans sa jeunesse. C’est ce que j’ai découvert au Nagaland.
« De toute façon, nous ne pouvions pas retourner aux États-Unis parce que notre visa n’était plus valide. Mon père est reparti en Angleterre. Je pense que je l’aurais rejoint. Mais Cal Tech m’a proposé de faire partie de leur comité consultatif.
— Et votre visa ?
— Le gouvernement a fait une dérogation. C’est Olmstead qui s’en est chargé, bien qu’il ne veuille pas l’admettre. Nous étions devenus amis à Stanford et il craignait que, s’il ne me trouvait pas de travail, il risquait de ne jamais me revoir. Cela aurait été probable. »
Adjani fit un geste de ses mains grandes ouvertes. « Maintenant vous connaissez tout de ma vie, à part un ou deux détails importants.
— C’est une histoire intéressante. J’imagine que vos parents sont fiers de vous. »
Adjani haussa les épaules. « Oui et non. Ils constatent que je suis devenu ce que je suis, mais ils ne cachent pas qu’ils avaient pour moi d’autres ambitions. »
Pour Spence, la remarque paraissait absurde. Adjani était sans conteste l’homme le plus compétent dans sa discipline. « Que pourriez-vous faire de plus important que ce que vous faites maintenant ?
— Ils avaient souhaité que je devienne leur purohit, le prêtre de la famille.
— Vous êtes hindou ? demanda Spence, sentant que sa première impression avait été la bonne.
— Oh non ! dit Adjani en riant. J’emploie le mot dans un sens général. Nous sommes chrétiens. Ma famille espérait que je serais pasteur, comme mon grand-père. »
Cette admission rendait Adjani encore plus étranger et mystérieux. Pour Spence, la religion n’était qu’un héritage d’une ère de superstition dans l’histoire de l’humanité. Aucun scientifique qui se respectait ne pouvait adhérer à un dogme.
« Cela vous étonne, Spence ? » Les yeux noirs d’Adjani brillaient avec une intensité particulière tandis qu’il se penchait en avant sur le lit.
« Un peu, je suppose. Les gens ne prennent plus ce genre de chose au sérieux aujourd’hui.
— Ah, c’est là où vous faites erreur. La religion est essentielle à la condition de l’homme. La vraie religion l’élève, elle ne le rabaisse jamais.
— Je dois dire que je n’ai jamais trop réfléchi à la question, d’une façon ou d’une autre. » Spence, mal à l’aise, changea de position sur son siège.
« Ne vous inquiétez pas, dit Adjani avec un grand sourire. Je ne vous ai pas invité ici pour vous faire un sermon. »
Spence se détendit et se pencha en arrière. « Je commençais à me demander. Pourquoi m’avez-vous demandé de venir ici ?
— Pour une raison toute égoïste. Je voudrais vous connaître un peu mieux. » Adjani, croisa les mains sous son menton, les coudes appuyés sur ses genoux. Il pesait ses mots, avant de parler. « Et ?
— Et – sans vous offenser – j’ai pensé que vous aviez l’air de quelqu’un qui aurait besoin d’un ami. »
Spence ne reprit pas tout de suite la parole. La remarque lui paraissait chargée d’implications dont il ne saisissait pas exactement la portée. Son regard se fit circonspect et son ton prudent. « C’est très aimable à vous. Je vous remercie. » Sa voix laissait percer sa méfiance.
Adjani sauta dessus comme s’il s’agissait d’un serpent. « Est-ce si extraordinaire ?
— Oh, non ! Bien sûr que non. J’ai beaucoup d’amis. » Spence espérait ne pas avoir à donner des noms.
« C’est bien. Je voudrais que vous me comptiez parmi eux. »
Spence ne savait plus quoi dire ; il se sentait embarrassé, sans toutefois savoir pourquoi. « Je serais heureux de vous considérer comme un ami, Adjani. Je suis sincère. » Les mots sonnaient juste.
Ils gardèrent le silence pendant un moment. Adjani fixait le visage de Spence comme s’il était en train d’y lire son avenir. Spence sentit monter en lui une sorte d’excitation et le décor de la pièce autour de lui se troubla et perdit toute forme. Et en même temps il prit conscience d’une perception plus intense de sa situation. Une présence invisible avait pénétré dans la pièce. Il la sentait : une force qui chargeait l’atmosphère de cette pièce minuscule d’électricité.
Quand Adjani prit la parole, ses mots lui allèrent droit au cœur. « Je vois autour de vous comme un nuage obscur. Auriez-vous envie de me parler de ce qui vous préoccupe ? »